La bestialité

Bestialité… et un crime contre l’ordre de la Nature

C’est plus compliqué du côté judiciaire où l’on déclenche vraiment les procédures et où l’on finit effectivement par prononcer les peines de mort. En effet la bestialité est tellement un « horrible et indicible péché qu’on ne doibt nommer ne réciter pour son énormité » comme le présente Damhoudère dans sa Practique criminelle… au milieu du xvi e siècle, que les auteurs font tout pour en parler sans trop l’expliciter. Damhoudère a même gardé pour ce crime le mot « péché » qui sauf ici n’est pas un terme de droit. Cet auteur est d’autant plus important à citer que les mots employés par le procureur général du bailliage de Vosges semblent venir de cette lecture, lorsqu’il requiert et conclut contre notre personnage Claude Colley

C’est dans le 96e chapitre de Damhoudère « Des vilains et énormes faictz contre nature » qu’est traité « le plus pesant crime de luxure » car, explique l’auteur, « tous les aultres espèces de luxure sont selon nature », « reigle de nature » et même « de l’ordonnance et instinct de nature » bien qu’ils soient déraisonnables. Or ce crime est « contre nature » car « il l’oppugne [attaque], viole et confond [renverse, détruit] et abuse » ; « lequel crime est appelé sodomie ou péché contre nature, très fort détestable et abhominable selon toutes les loix et droictz de Dieu et des hommes et à punir par la mort ». Le juriste distingue trois degrés ou espèces de sodomie : la deuxième « avecq hommes » étant « plus pesante et plus grosse » et la troisième « avecq bestes (…) toute la plus pesante et la plus grande des trois ». Cependant il n’explique pas cette gravité, ne fait qu’aligner les mots terribles comme « mesfait », « perdition », « offense » et « ignominie » renforcés par des adjectifs comme « indicible », « énorme » et « grand et pesant ». Le fond du problème est que l’homme qui commet cet acte dénature la Création divine même. Et pourtant Damhoudère ne l’explicite pas et consacre dix fois plus de lignes à expliquer à d’éventuels « curieulx » pourquoi il faut détruire la bête avec l’homme, malgré l’innocence naturelle des animaux qui en tout autre cas ne sont ni capables ni coupables de pécher .

Retenons seulement parmi les autres jurisconsultes quelques extraits embarrassés d’un seul auteur : Muyart de Vouglans (1713-1791) qui traite de ce crime dans la section « De la luxure et de ses différentes espèces », 6e chapitre « Des crimes contre nature ou de la sodomie et de la bestialité ». Lorsqu’il atteint ce comble qu’est la bestialité, l’auteur commence par la définir avec une formule courte et claire : c’est « l’accouplement d’un homme ou d’une femme avec une bête ». Mais curieusement il ajoute : « Ce crime est si monstrueux et révolte tellement la nature, qu’on n’imagineroit pas qu’il fut possible, si nous n’en trouvions des exemples rapportés dans l’Histoire, tant sacrée que profane » comme s’il prétendait traiter d’un sujet d’étude juridique, applicable au passé mais dont ses contemporains chrétiens seraient heureusement innocents. C’est très hypocrite car il ne pouvait pas ignorer les crimes perpétrés à son époque. Sur la peine, Muyart de Vouglans expose que « Suivant l’ancien Testament, il y a peine de mort portée, non seulement contre le coupable, mais contre l’animal sur lequel il a exercé sa débauche. Cette peine est celle du feu afin, comme il est dit dans le droit canonique, qu’il ne puisse rester aucune trace qui puisse en rappeller le souvenir ». Plus exactement la peine a toujours été la mort par pendaison ou étranglement – et strangulation aussi pour l’animal – suivie par la destruction des corps par le feu. Enfin il conclut : « Il est aussi parlé de ce crime dans le capitulaire de Charlemagne que nous avons rapporté sous le paragraphe précédent. Nous pourrions citer encore des arrêts à l’appui de ces loix ; mais ce n’est déjà que trop nous arrêter sur un sujet si dégoûtant et si capable d’alarmer la modestie .
À l’époque moderne et aussi chez quelques auteurs du xix e siècle, on préfére n’en point parler et on l’explique parfois par la crainte que cela donne des idées à des innocents… comme l’était peut-être notre jeune Claude Colley. Sauf qu’il a suffi au jeune garçon de voir le derrière en l’air de sa jument, la tête penchée vers la rivière, pour avoir tout seul l’idée de la chose. À moins qu’il ait entendu parler de la faisabilité de l’acte et de la satisfaction sexuelle qu’il procurait.

De la fréquence des relations sexuelles avec des animaux

Les procédures dont nous disposons à l’heure actuelle ne sont pas nombreuses mais c’est d’abord une question de conservation. En effet les gens de justice avaient l’obligation de détruire certains procès sur le bûcher qui devait faire disparaître les corps des condamnés.
Il y a tout un dossier des procédures portées en appel devant le parlement de Paris, qui est connu par une édition scientifiquement inutilisable [31]Hernandez, 1920. et par un manuscrit précieux dont nous avons refait une étude systématique en séminaire avec nos étudiants 
[32]Bibliothèque Nationale de France Ms fr 10969.
. Il faudra surtout revenir aux sources, c’est-à-dire essayer de retrouver les arrêts et les pièces annexes dans le fonds du Parlement. Nous aurons aussi besoin d’explorer les archives de tous les autres parlements de France. Normalement les dossiers y seront forcément incomplets puisque renvoyés avec le condamné dans la juridiction première. Il n’y aura donc pas d’interrogatoires mais rien que des arrêts.
Il faudra aussi répérer et collecter dans les archives des juridictions subalternes les procédures conservées ou leurs copies. À ce jour nous avons trouvé cinq procédures dans une partie des archives lorraines entre 1570 et 1630 environ – procédures qui, en Lorraine, sont toujours complètes. Dans le royaume de France nous disposons de procédures incomplètes parce que l’exécution n’a pas eu lieu mais c’est justement la raison qui a conservé la liasse. Nous comptons bien trouver d’autres cas et nous espérons que les lecteurs du présent article vont nous signaler ceux dont ils auraient eu connaissance, soit dans les archives.
 [33] C’est par exemple dans les registres paroissiaux de Diemeringen… , soit dans une revue locale, car il est difficile pour un chercheur de consulter tous les inventaires [34]
[34]Ils ne sont jamais assez complets pour repérer chaque procès et…et toutes les revues et tous les livres où se trouverait une « anecdote ».
À titre d’exemple, dans un Bulletin de cths de la fin du xix e siècle on relève dans la liste des communications examinées en séance sous la présidence de Léopold Delisle, une « Copie d’une sentence de condamnation à mort pour crime de bestialité en 1598 » adressée par un monsieur Tholin « correspondant à Agen » [35]Bulletin de CTHS de 1892, 4e numéro, p. 417.
. Le document n’a pas été publié mais envoyé à un membre éminent, M. G. Picot, historien et juriste. Apparemment le cths et M. Picot n’ont pas donné suite. C’est très caractéristique d’une répugnance à donner quelque publicité que ce soit à cette pratique. Nous avons cependant trouvé une suite à cette communication, dans un recueil de documents relatifs à la commanderie du Nom-Dieu [36]Lot-et-Garonne, c. Francescas.
, où un nommé G. Tholin a publié une « Sentence de condamnation à mort, prononcée par le lieutenant de juge de Nomdieu contre Labarthe, convaincu du crime de bestialité ». Ce Labarthe « pendu et son corps consumé sur un bûcher » en 1598 est le même personnage. Il est exécuté avec « la jument dont il a abusé [qui] sera brûlée sur un autre bûcher ». C’est un exemple des crimes rares qui ont pu donner lieu à un petit article ou un signalement. Voici un autre cas relevé à la fin du 12e et dernier chapitre du livre Documents de criminologie rétrospective… (1895) :
« Terminons ce chapitre par la mention d’un fait exceptionnel. Monsieur A. Anne-Duportal a eu l’extrême obligeance de nous communiquer un cas de bestialité qu’il a trouvé noté dans les registres de naissances de l’église de Hédé (Ille-et-Vilaine). Le recteur de cette paroisse, ainsi que beaucoup de ses confrères, inscrivait dans ces registres les faits saillants : "le mardi 8 mai 1617 (ou 1627) Julien Largereux, fils de ..., fut condamné d’estre brûlé vif pour avoir été accusé et convaincu d’avoir abusé d’une quevalle, dont il fut appelant, et le 8 juin audit an a esté bruslé sur le ... avec la jument." Nous n’avons rencontré aucun autre cas analogue [37] « Affaires diverses. Délits de chasse. Magie. Recherches de… . »
Aujourd’hui des collègues peuvent aussi réaliser une étude de cas – mais personne n’avait encore pensé à l’étude d’ampleur que nous programmons maintenant. Le procès fait à un nommé Guedon en Suisse en 1595 a par exemple été trouvé et publié en 2002 dans des Mélanges. Le prévenu y confesse librement :
« y avoir trente ans passez que, estant rière ledit lieu de sa naysance, inspiré touteffoys une foys entre les aultres de l'esprit maling et par une meschante, inchrestienne, détestable et dyabolicque volupté et lasciveté, il sodomisast et commict ce meschant, horrible et espouvantable crime de bougrie [38]
[38]La « bougrie », « bouguerrie », « bogrerie », etc. désigne…
avecq une sienne vache de poil noir ; c'est-à-dire qu'il habistat charnellement avec elle [39]
[39]Morerod, 2002, procès édité en annexe. »

Du rapport entre les cas trouvés et les actes perpétrés

Nous savons que l’on ne trouvera pas des centaines de cas. Mais la rareté des procédures lancées et conservées pour un certain crime n’a jamais été un indicateur simple de la fréquence de quelque acte ou crime que ce soit. Avec les homicides, la marge d’erreur entre actes commis et procédures doit être faible si l’on dispose des bonnes archives – comme en Lorraine. C’est beaucoup plus compliqué dans le domaine des mœurs, qu’il s’agisse de « maquerellage » et prostitution, de la « débauche », du viol, de l’homosexualité ou de la pédophilie. Que penser par exemple du nombre des procédures pour adultère par rapport à ce que l’on peut supposer de la fidélité des épouses et des maris ?
Pour la bestialité, combien de tels actes, même connus des voisins, n’ont pas eu de suite judiciaire et donc sont restés inconnus des historiens ? Dans le procès Colley nous verrons que le garçon aurait pu s’en sortir avec seulement de la honte si des gens n’avaient pas résolu de le perdre. L’instrumentalisation de l’acte est évidente aussi dans plusieurs cas parvenus devant le parlement de Paris. D’ailleurs les mises hors de cause tiennent plusieurs fois aux doutes des magistrats sur la sincérité de la dénonciation. Pour qu’une accusation soit portée contre une personne et se développe, comme dans le procès Colley, il faut tout à la fois que l’acte ait été commis, qu’il ait suscité une réprobation suffisante, que l’auteur de l’acte n’ait pas été suffisamment protégé et au contraire que lui et sa parenté aient eu des ennemis assez déterminés pour dénoncer le cas à une justice par nature attentiste, afin d’obliger les officiers à se mouvoir sans que le prévenu ne puisse plus échapper à son sort.
Ainsi, des actes de bestialité ont-ils pu être commis sans être vus, bien sûr, mais surtout sans avoir été dénoncés et donc sans laisser de traces dans les archives. Nous ne pouvons donc pas savoir ce que signifie la rareté des procédures quant à la fréquence des relations sexuelles avec des animaux. Il y a cependant des études scientifiques contemporaines que nous ne développerons pas ici mais qui posent le problème depuis la Scandinavie au xx e siècle et le Brésil au xxi e siècle [40]
[40]Ici la fréquence tout à fait anormale du cancer de la verge…
en passant par les grandes plaines américaines… L’ensemble fait penser à une fréquence étonnante de cette sorte de relations sexuelles à l’époque contemporaine.
Des indices d’une fréquence « trop commune »
Quant à l’époque moderne, nous apporterons ici seulement deux pièces tirées de nos dossiers, l’une du xvi e et l’autre du xviii e siècle, l’une qui invite à s’interroger et l’autre qui affirme quelque chose.
D’abord l’injure Kuhgyher que nous avons évoquée plus haut et que l’on traduit par baiseur(s) de vaches, ne devait pas viser pour rien les Suisses et plus spécialement les montagnards. Cette injure est attestée à partir du xv e siècle [41]
[41]Nous remercions notre collègue médiéviste Georges Bischoff pour… . L’accusation générique de sodomie s’emploie pour calomnier les autres ou pour les marginaliser et pour s’en démarquer. Selon Claudius Sieber-Lehmann, les confrontations verbales entre Mulhouse et ses voisins autrichiens aux premiers temps de son alliance avec les Confédérés, aux lendemains de l’Adhésion de Bâle, entre 1505 et 1515, comprennent des insultes visant les Mulhousiens, accusés de bestialité (ici Kuhgehiger) et d’hérésie, à l’instar de leurs alliés montagnards [42]Cf. Sieber-Lehmann, 2001.
. Pendant la Réforme, les protestants et catholiques suisses se traitent mutuellement de sodomites et de baiseurs de vaches, d’ânes ou de porcs. Ce sont les germanophones qui dénoncent plutôt l’homosexualité des romans et en réponse ils sont accusés par les francophones d’avoir des rapports sexuels bestiaux – ce qui religieusement et judiciairement est le même cas de « sodomie ». Notre collègue Georges Bischoff a relevé de telles insultes depuis les Vosges jusque dans les Alpes [43]Bischoff, 2004.
. On est certes dans un contexte injurieux et l’argument qu’il n’y pas de fumée sans feu est un peu court pour attester de la manière dont les gardiens de troupeau se soulageaient dans leurs estives, loin de leurs épouses [44]C’est aussi un vice que Mirabeau prête aux bergers basques dans…
. Mais…
La deuxième pièce choisie provient d’une sorte d’ethnologue avant la lettre et nous invitons donc nos lecteurs à relire le prieur de Sennely en Sologne qui a bel et bien mentionné en 1701 « ces infames et détestables crimes » qu’il accuse de n’être « que trop communs », depuis la masturbation jusqu’à des actes entre garçons en allant jusqu’à la bestialité [45]
[45]Le passage se trouve dans le 11e chapitre « Cérémonial de…:

« Les jeunes gents n’entendans pas ce qu’on leur veut dire, quand on leur parle de péché de mollesse et de pollution, il faut leur expliquer nécessairement la chose plus intelligiblement, et lors que l’âge et la complexion fait présumer qu’ils peuvent avoir commis ces sortes d’impuretez il faut les interroger ainsi : n’avez-vous point pensé à avoir affaire aux femelles ? ou bien n’avez-vous pas été si malheureux que de faire couler votre semence ?
[…] Les filles ne s’accusent jamais qu’à la mort de leurs impudicitez quoiquelles y soient très sujettes.
Il est très rare aussi que l’on s’accuse des péchez de sod… [46]
[46]Noter que le mot sale « sodomie » n’a pas été écrit en toutes…
et de bestialité excepté à la mort ou dans les temps de jubilé. C’est pourquoi il est nécessaire de les en interroger, mais il faut que ce soit avec une singulière prudence de peur de leur aprendre peut-être des péchez qu’ils nont jamais connus ni eu, par conséquent la pensée de commettre.
On peut dans les demandes qu’on leur fait les interroger de cette sorte : n’avez vous point commis le péché de la chair avec quelques filles ou femmes ? N’avez vous pas eu le désir et la volonté de le faire et n’avez-vous pas fait des avances des recherches et des déclarations pour cela ? N’avez vous pas fait de mauvois attouchemens sur vous même ? N’avez-vous point perdu v[ot]re semence ? N’avez pas eu en folatrant et bourraillant avec vos camarades, de mauvaises inclinations de pécher du péché de la chair avec eux et sur eux ?
Et ensuite leur parler des bestes.
Ces infames et détestables crimes ne leur sont que trop communs et ils ont le malheur de ne s’en accuser presq’jamais qu’à la mort ou aux Jubilez. »
Des faits « que trop communs » mais pas suffisamment documentés, tel est le problème que nous devons résoudre au moyen d’études de cas. Mais il restera difficile d’établir quelque chose sur la fréquence d’un acte à partir des procédures conservées. Pour un Claude Colley qui s’est « oublié » avec une jument combien d’autres jeunes n’ont pas été vus ou ont été vus mais pas dénoncés et jugés ?
L’exemple du procès fait à Claude Colley en 1575
Sur les particularités de la justice lorraine dans la première modernité nous renvoyons à notre précédent article dans Histoire & Sociétés Rurales  [47]Follain, 2016.
. Il faut surtout redire qu’il n’y a jamais qu’un seul procès car l’appel est encore inconnu dans la Lorraine de ce temps – sauf quelques exceptions qui ont porté sur la contestation du siège de justice et non sur le fond de l’affaire.
Cette justice criminelle traite de cas plus ou moins importants, depuis des injures verbales et réelles jusqu’à des crimes punis de mort. Celui qui a été rapporté au prévôt et au substitut du procureur est tellement grave qu’il dépasse la mise en péril de l’âme du seul prévenu et souille et menace tout le corps social qui doit réagir en détruisant le coupable. C’est longuement exposé par le procureur général qui se dit effrayé par « ung crime si énorme » que dans les temps bibliques « tant de villes et cités en ont été submergées et péries » et qu’à cause de ce crime « Dieu envoy[a] une infinité de pistilences, famines et guerres ». La condamnation à mort du jeune garçon ne fait donc aucun doute depuis les tout premiers mots de la procédure.
Des faits à l’accusation
Le 26 octobre 1575 Jean Jacot et Claude Gérard Le Roy tombent par hasard sur une scène. Le premier l’ayant vu de loin « passa son chemin » et apparemment il a d’abord gardé le silence sur ce qu’il a vu. Le second, obligé de passer « proche de luy environ de deux et trois pas […] bailla le bon soir [à Claude Colley] no[no]bstant qu’il eust voullu estre bien loing ». Le lendemain il raconte la chose à sa femme et sans doute la scène commence-t-elle à passer de certaines bouches à certaines oreilles. Cela aurait pu ne déboucher sur rien d’autre que des reproches directs, comme lorsque plusieurs disent à Colley, dans la maison du maire, « que c’estoit chose honteuse ouyr nouvelle de luy d’abiter avec une jument ». Colley aurait seulement traîné une mauvaise réputation dans un certain cercle.
L’action judiciaire est lancée le premier novembre et ce n’est probablement pas indifférent. La Toussaint est l’un des temps forts de l’année religieuse où sont honorés tous les saints et martyrs connus et inconnus, donnés en modèles aux chrétiens. Cette fête rappelle aussi que tous les hommes sont appelés à se bien comporter. C’est Colley lui-même qui raconte que Le Roy « révéla led[ic]t cas » à certaines personnes, lesquelles « depuis l’ont accusés ». L’accusation n’est donc pas le fait des deux témoins visuels mais de personnes non nommées qui ont décidé d’alerter les officiers de justice. À partir de ce moment l’accusation est publique. Le 2 novembre et pendant un temps indéterminé Colley est encore détenu au village et dans la maison du maire. Mais l’arrestation a été faite au nom du prévôt et donc le cas est sorti de la communauté des habitants.
Les gens auraient pu ne rien dénoncer. D’ailleurs plusieurs « témoins » convoqués par le procureur ne voudront rien déposer, comme Jean Claude de la Moline qui « dict qu’il […] n’en [sait] aulcune chose » et Remy Hanry qui témoigne a minima « qu’il n’en sçait que p[ar] ouy dire » [48]Cela nous paraît anormal mais dans la plupart des autres procès…
. Les autres adhèrent à l’accusation mais c’est seulement après l’arrestation et dans la maison du maire que Jean Demenge Laurent, Collon la Broche, Claudon Claude Didier et Claudon Germain Claude se seraient fait raconter la chose et auraient entendu Claude Colley la reconnaître. On ne sait donc pas exactement quelles bonnes âmes ont voulu judiciariser le cas, mais il faut nous y arrêter.
En effet la mention que certaines personnes sont la « caus[e] de sa prinse » (arrestation) est renforcée par la formule lourde de signification « qui depuis l’ont accusés ». Le mot exact employé par le jeune Colley n’est pas sûr mais le verbe qui a été écrit est le mot qui a été retenu par le prévôt et le clerc-juré. Or le verbe « accuser » est plus fort que « dénoncer » [49]C’est même abusif. En effet quand ce sont les officiers qui…
. Habitués que nous sommes aux procès vosgiens et notamment aux procès de sorcellerie, nous en comprenons bien le sens. Cette action accusatoire signifie que la procédure a été ouverte à la suite de la constitution d’une « partie formelle ». C’est-à-dire que dans un premier temps un homme, donc derrière lui une famille, et même plutôt les membres d’un clan, se sont engagés pour porter plainte contre le jeune Colley, garantir l’issue de la procédure et éventuellement en supporter les frais jusqu’aux conclusions – même si le substitut à Arches du procureur du bailliage a pu rapidement se joindre ensuite à l’action. De telles attaques lancées à l’occasion d’une faute dont un voisin s’est rendu coupable sont courantes dans les procès de sorcellerie où il s’agit de se débarrasser d’un clan rival contre lequel on a trouvé une faille à exploiter [50]Voir les travaux de Jean-Claude Diedler. Ces oppositions sont…
. Quels que soient l’acte et le crime du prévenu – vols, faux, sortilèges ou bestialité – et même si cela mérite bien une réaction judiciaire, il s’agit toujours aussi d’un prétexte contre une personne et tous ses proches, parents, amis et alliés. Les dénonciateurs savent que la chose est criminelle, recevable par la justice, extrêmement grave, et que le prévenu ne pourra pas s’en sortir.
Un procès criminel permet souvent de percevoir le jeu des parties antagonistes dans une communauté [51]Rappelons le beau titre de la thèse de Maryse Simon sur les…
. Au-delà de la punition du crime d’un individu et de la sauvegarde du corps social, ce qui est recherché est un avantage sur autrui. Nous savons par exemple que la mairie du village est devenue vacante à cause du décès du titulaire – mentionné vivant puis mentionné décédé – et nous anticipons qu’après une telle procédure il ne sera plus question avant longtemps pour un membre du clan Colley d’espérer accéder à une telle fonction. Il sera aussi beaucoup plus compliqué d’obtenir une adjudication quelconque ou d’être reçu comme témoin en justice ou devant notaire [52]C’est aussi l’un des intérêts des procès pour « sortilège »…
. L’infamie pour bestialité est telle qu’en 1573 à Plombières le prévenu Blaison Barisel a essayé de se défaire d’une accusation en attaquant le témoin qui l’avait portée, une certaine Annon, en la présentant comme une femme souillée par le crime de son mari :
« l’avons admonesté de nous dire promptement s’il a aulcungs reproches alencontre [d’elle] l’advertissant qu’à faulte de ce faire sur le champ il n’y seroit plus receu ; l’a objectée et reprochée 
[53]Le « reproche » est la disqualification d’un témoin indigne ou…
, disant qu’il ne l’estimoit femme de bien, d’aultant qu’elle estant fille à marier et sur le terme de prendre ung nommé Nicolas Tard Levé [pour mari] fut advertie par Jannotte, femme d’ung sien cousin nommé Claudot de la Feste, que led[ic]t Tard Levé estoit ung bougre ayant habité avec une vache […] et que nonosbtant tel advertissement elle se joingnist par mariage aud[ic]t Nicolas Tard Levé [lequel plus tard] a esté condamné au feu à raison de sad[ic]te sodomye 
[54]On notera que c’est un cas de bestialité en plus qui nous a été… . »
Mais dans ce cas le juge Nicolas Remy avait trop besoin du témoin Anno pour donner satisfaction au prévenu en la retirant de la procédure. Il a donc rejeté le « reproche ». On notera que la connaissance par la jeune fille de l’acte commis par son fiancé ne l’a pas empêché de l’épouser – ce qui de nouveau pose les problèmes de la fréquence réelle de tels actes et de l’attitude des gens qui en prennent connaissance. Que des gens disent que c’est très grave – en conformité avec le droit et parce que l’on veut nuire à quelqu’un – ne signifie pas qu’ils pensaient que c’était si grave…

L’accusation de 1575 contre le jeune Colley n’est donc pas seulement le résultat de l’acte lui-même, mais une dénonciation dans l’intention de nuire. Il reste qu’à cette époque le crime est tellement abject que les déposants à charge manifestent quand même des regrets à l’égard du clan contre lequel ils conspirent. Le jeune homme excité par le derrière d’une jument a donc risqué sa vie à cause de son péché et aussi à cause de l’hostilité des voisins de ses parents, qui étaient à l’affut d’une faiblesse à exploiter.
Résolution de l’affaire
Le 8 et le 9, le prévôt procède à l’audtion des témoins puis à celle du prévenu au château et prison d’Arches. On sait que la « question » fait partie des moyens de la justice de ce temps. Mais ici le prévôt n’a eu qu’à menacer le prévenu de la torture, pour obtenir des aveux « libres » bien suffisants pour ne pas avoir à convoquer un bourreau.
La liasse de procédure doit ensuite être portée pour les étapes suivantes, d’abord à Mirecourt pour les réquisitions provisoires ou pour les conclusions définitives du procureur du bailliage (signées le 26 décembre) et de là jusqu’à Nancy pour l’avis des échevins du Duc (signé le 31 décembre). Il y a quelques jours entre les deux, ce qui en plein hiver est tout à fait normal. Mais le procureur a attendu longtemps avant de rédiger ce qui a finalement pris la forme de ses conclusions définitives.
Nous n’avons pas d’explication sûre pour le temps anormalement long entre la fin de l’instruction (9 novembre) et les conclusions du procureur (26 décembre). Pour mettre la chose en perspective, dans le corpus de Camille Dagot composé de centaines de procès faits à des voleurs dans la seconde moitié du xvi e siècle et le début du xvii e, la durée moyenne est d’un mois entre la production de la première pièce et l’exécution de la sentence [55]« Le voleur face à ses juges : l'exemple des Vosges aux xvi e…
. L’année avant celle du procès Colley, le procès fait à Anthoine Bacquelin et quatre autres, tous arrêtés à Arches en mars 1574, est parachevé en un mois. De même pour le procès fait à Claudon Massonval en février 1574  [56]Quant aux durées extrêmes, le procès fait à Saint-Dié à Colas…
. L’hypothèse que nous risquerions pour le procès Colley est une demande de grâce qui aurait mis la cause en suspens. C’est improuvable car seules les demandes réussies sont attestées par des lettres patentes de pardon et rémission, alors que les demandes rejetées ne laissent rien dans les archives – sauf heureuse exception. La bestialité est un crime encore pardonnable en France à la fin du Moyen Âge et plus du tout après, mais nous savons aussi que le vol n’a plus été pardonnable en France bien plus tôt qu’en Lorraine, où l’on pardonne encore quelques criminels particuliers dans la seconde moitié du xvi e siècle. Le décalage lorrain, la rareté des procédures pour bestialité et donc l’absence de jurisprudence et surtout, sans doute, le profil du prévenu, âgé de seulement 18 ans, ont peut-être permis l’introduction d’une demande de grâce par la famille [57]
[57]Pour donner un exemple de grâce possible malgré un crime de…
. Cette demande aurait été rejetée et donc le procès aurait repris son cours le 26 décembre. L’opinion du Duc en son conseil a dû être la même que celle exprimée finalement par le procureur dans ses conclusions : « act si détestable », « crime si énorme », « si grand péché » et « forfait si impieux » [58]Même litanie dans les attendus du procès Guedon qui est…
. Voilà qui ne pouvait mériter que la mort « bruslé tout vifz ». C’est la même peine qui est requise en 1595 contre le Suisse Guedon, condamné à être « lyer et garrotter puis mettre sus ung eschaffault ardent de feu pour estre bruslé tout vif et finir ses jours et départir jusques à ce que sa chair et ses os soyent tous consumés et réduicts en cendres affin d'estre exemplayre à tout le monde ».
La fin de Colley semble avoir été moins cruelle puisque les échevins de Nancy n’ont pas repris le « tout vifz » et surtout les jurés d’Arches ont prononcé la peine sans employer non plus la formule. Cela doit signifier qu’après l’avoir installé sur le bûcher le bourreau a dû l’étrangler puis brûler son corps mort. C’est exactement ce qui figure dans le jugement de Demenge Humbert en 1607 pour bestialité aussi : « et illec estre attaché à un poiteau […] et estranglé et son corps [brûlé] et réduict en cendres, luy ayant au préalable fait sentir […] l’ardeur du feu » [59]
[59]Arch. dép. Meurthe-et-Moselle B 9576.
. Quant à Guedon, la sentence requise « bruslé tout vif » est la peine de rigueur – le juge subalterne étant toujours tenu de la prononcer – mais le jugement effectif dépendait des « souverains seigneurs de Berne » et le document ne permet pas de savoir ce qui finalement a été ordonné.
Une autre différence entre les conclusions contre Colley et l’avis est que le procureur voulait un amendement public devant l’église du lieu, alors que les échevins ne mentionnent finalement pas cet acte de contrition et réconciliation religieuse et sociale. La peine est quand même totalement infamante : attaché sur une claie, Colley devait être traîné jusqu’au lieu du supplice par la jument même qu’il a souillée, et là mis à mort et la jument aussi, les corps détruits par le feu et les cendres dispersées au vent comme indignes d’une inhumation et a fortiori de la terre consacrée d’un cimetière.
La seule bonne chose dans cette lamentable histoire est qu’un ajout nous apprend que la jument que nous inclinerions aujourd’hui à voir complètement innocente, a finalement été « exempte de mort », saisie – car elle appartenait au père de Claude Colley – et vendue au profit du domaine au lieu d’être abattue.